Counani : des timbres pour une république qui n’a jamais existé
Nous vous avons proposé, dans notre newsletter précédente, un article de Georges Chapier, consacré à la petite poste de Lyon. Mais si Georges Chapier est surtout connu, c’est pour l’immense travail qu’il a accompli afin de retracer l’origine des timbres de fantaisie et non officiels qui ont proliféré aux XIXᵉ et XXᵉ siècles. À cette époque, il n’était pas rare que des escrocs, plus ou moins habiles, émettent des timbres au nom de pays imaginaires, les vendant à des philatélistes en quête de raretés, jusqu’à ce que la supercherie soit découverte. Ces timbres méritent notre attention non seulement parce qu’ils continuent à déconcerter les philatélistes débutants, incapables de les retrouver dans les catalogues, mais aussi parce qu’ils cachent parfois des personnages hauts en couleur et des récits qui se rattachent avec la grande histoire. C’est le cas des timbres que nous vous invitons à découvrir cette semaine : ceux du territoire de Counani, situé en Guyane, et longtemps disputé entre le Brésil et la France.
“L'affaire de Counani était bien propre à donner lieu à des émissions fantaisistes car elle offrait pour cela un terrain des plus propices.
Cette région resta en effet à l’état indivis entre la France et le Brésil pendant 59 ans (de 1841 à 1900)., chacun des deux pays prétendant voir des droits sur lui aussi indiscutables qu’absolus. Les prétentions de la France n'étaient, certes, pas dénuées de bases solides car on relève dès 1605 l’octroi, par le roi Henri IV au chevalier de la Touche, du titre de lieutenant général du Roi depuis l’Amazone jusqu’à la Trinité. Après une éclipse au profit de l’Espagne, la France s’installa à Cayenne en 1664. Par le traité d’Utrecht, signé en 1713, elle renonça à tous les territoires situés entre l’Amazone et l’Oyapock, mais conserva ceux placés au nord de ce dernier fleuve. En 1777, un fort fut construit à Counani par les Français qui s’établirent également à Macani.
Pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire, les Portugais occupèrent toute la région des Guyanes et s'y installèrent. Le traité de Paris rendit à la France ses droits sur la région mais il omit de fixer avec exactitude les limites séparant les possessions françaises de celles du Portugal, ce dont découla le litige qui nous intéresse. Le traité d'Utrecht, auquel on se rapporta alors, ne s'avéra pas plus précis, ses termes ne définissant pas clairement le fleuve Oyapock qui se confondait avec l'Araguary, si bien que le territoire de Counani se vit réclamé par deux compétiteurs différents et fut finalement neutralisé le 5 juillet 1841 tandis que des négociations étaient entreprises entre la France et le Brésil, L’accord n'ayant pu se faire entre les deux républiques, le litige fut en fin de compte, soumis à la Suisse, qui après mûres réflexions, attribua le territoire contesté au Brésil. Ce dernier ne faisait d'ailleurs pas une acquisition bien brillante, cette région, presque aussi grande que la France, ne comptant qu'une population très clairsemée et ne possédant que peu de richesses naturelles.
Avant la décision helvétique deux tentatives d'un caractère héroï-comique avaient êté faites dans le but de créer une république indépendante de Counani, par deux ambitieux auxquels il ne manqua qu'un peu plus de génie et de sens, pratique pour réussir. Ces tentatives finirent d'ailleurs fort piteusement et n'ont guère laissé comme traces dans l'histoire que quelques timbres fantaisistes conservés comme souvenir par les amateurs de choses curieuses.
Carte du territoire revendiqué par la “République de Counani”.
Le premier de ces épisodes se place en 1887. C'est alors, en effet, qu'un romancier-chansonnier, Jules Gros, conçut le projet grandiose de fonder une république de la Guyane indépendante afin d'en faire don à la France. Il se mit en relations avec deux voyageurs qui avaient exploré ces régions et s'embarqua pour Counani. Arrivé « à pied d'œuvre » il entreprit des négociations avec les chefs locaux et se fit reconnaître par eux président d'un Etat libre qu'il fonda avec leur approbation. De retour en France il s'imagina très sérieusement qu'il était devenu chef de gouvernement; il se mit à légiférer, se fit appeler « Président de la République de la Guyane Indépendante », institua un conseil des ministres, créa une décoration : « l'ordre de Counani », nomma des fonctionnaires, émit, enfin, un timbre-poste dont il annonça la parution dans son Journal Officiel.
Jules Gros, premier président auto-proclamé de la “République de Counani'“.
Cette vignette était de gravure fort médiocre. Elle était ornée d’une étoile et portait la légende : Rep de Counani Postes Liberté. L’indication de valeur 25 c. était, par une étrange bizarrerie, imprimée à l'envers :
Le tout premier timbre de la “République du Counani”.
Le journal L'Ami des Timbres parlait de cette émission dans les termes suivants :
« En cataloguant ces timbres nous disions que l'authenticité nous en paraissait douteuse, mais nous avons reçu depuis la visite d'un officier français qui a séjourné dans ce pays et qui nous a affirmé s'être servi de ces timbres qui ont parfaitement affranchi sa correspondance partout où il a écrit et sans la moindre surtaxe, ils ont donc bien servi. »
Roussin, lorsqu'il signait ces lignes ignorait évidemment la valeur relative du mot partout qui désignait en l'espèce une vingtaine de villages habités par des naturels du pays qui ne devaient pas écrire bien souvent. Tout porte donc à croire que le rédacteur de L'Ami des Timbres s'était laissé largement abuser.
L'aventure se termina assez mal : Le Brésil s'étant plaint au gouvernement français, celui-ci intima au « président » l'ordre d'avoir à cesser ses agissements. Jules Gros tenta alors, sans succès, de céder une partie du territoire de Counani à l'Angleterre et s'embarqua à destination de son « Etat » mais il fut arrêté à Georgetown et réembarqué pour l'Europe par le gouverneur anglais. Ainsi finit cette affaire, qui fut close le 11 septembre 1877 par une note insérée au Journal Officiel (le vrai celui-là) mettant fin à l'existence pseudolégale de cette république d'opérette.
Cinq ans après en 1892, on apprenait tout à coup qu'un nouveau « président » revendiquait la succession de Jules Gros, décédé l'année d'avant. C'était M. Adolphe Brezet, originaire du Brésil et ancien caporal d'infanterie de marine, qui annonça son avènement à toutes les cours et chancelleries d'Europe le 5 octobre 1892 en faisant connaître que la république de Counani s'était donné une constitution. Cette notification était accompagnée de nombreux documents géographiques, historiques et économiques.
Cet article vous a intéressé ? Faites-le connaître à d’autres philatélistes !
Le Chef de ce lointain Etat accordait volontiers de nombreux interviews aux représentants de la presse se faisant appeller « Vana Assu », « l’homme grand » et se prétendant élu pour dix ans. Voici un échantillon de ses déclarations :
« La Counanie a une superficie de 625.000 kilomètres carrés¹ et compte plus de 300.000 habitants² ; notre territoire est plus grand que la France et les richesses en sont incalculables. Je ne touche aucune indemnité présidentielle. Nos 53 secrétaires, nos 53 députes, nos 11 sous-secrétaires d'Etat, n’émargent au budget que pour 150 francs à titre de frais de déplacements. Nous avons une armée de 2.500 hommes, mais nous n'avons que 500 fusils ; encore les avons-nous pris aux Brésiliens. »
Un service postal fut créé et son organisation definie dans une circulaire signée du « secrétaire des Postes et Télégraphes ». Voici la reproduction de ce document :
« Le Conseiller d'Etat, secrétaire des Postes et Télégraphes, informe les services intéressés que l'Etat libre procède à la réorganisation de son service postal, tant à l'intérieur qu'aux relations de ses bureaux avec les pays étrangers. Tout sera réorganisé et mis en vigueur à partir du 1er janvier prochain.
Les tarifs appliqués seront ceux de l'Union Postale Universelle.
Nous avons donné des ordres aux bureaux de poste de Counani de ne pas délivrer de mandats-poste tant que le service des envois recommandés ne sera pas assuré.
Le service des postes de Counani traitera les correspondances étrangères sur la base de réciprocité.
Les télégrammes doivent être envoyés par Cayenne.
Une ligne de bateaux à vapeur permet de rapides communications entre l'Europe et l'Etat libre de Counani, en relation avec la Guyane Française, Hollandaise et Anglaise et les au-tres Etats de l'Amérique et des Antilles.”
Une société anonyme au capital de 2 millions fut fondée, un de ses premiers actes fut d'émettre une série de timbres-poste, le suivant fut de créer une décoration, l'ordre du « Croissant rouge » dont Brezet était le grand dignitaire.
Il y eut deux émissions de vignettes, la première se fit au type de 1887, en format supérieur et avec la valeur modifiée 5 c. au lieu de 25 c. Les chiffres furent, cette fois, à l’endroit. L’impression se fit en noir sur papier de couleur. Il y eut 7 teintes différents correspondant aux divers districts postaux. Ces timbres furent non dentelés et existent en paires tête-bêche. (…)
Un nouveau type fut gravé peu après et tiré sur papier glacé, le millésime « 1893 » fut ajouté sous le mot « Liberté » et les couleurs furent changées, la valeur reste toujours fixée à 5 centimes.
Les timbres de la deuxième émission du Counani, avec le millésime “1893”. Ces timbres, comme les précédents, existent en 7 couleurs différents correspondant chacune à un district postal : magenta (Calchipour), jaune (Carsevenne), bleu (Couripi), vert (Lagune), orange (Ste-Marie), bleu pâle (Ouassa), blanc (Rocawa). On remarque dans cette nomenclature l’absence du Counani, fait pour le moins étonnant, car il semble que la capitale de cette république devait être la première à posséder ses figurines.
Ces timbres ne péchaient, certes, guère par un excès d'élégance et leur placement difficile y fut attribué. Aussi, le « gouvernement de Counani » décida-t-il de faire une émission qui soit digne de son importance. Le « secrétaire des Postes et Télégraphes » fit donc exécuter une nouvelle série typographique dont l'impression fut beaucoup plus fine, quoique le dessin soit toujours aussi insignifiant. Ces timbres furent dentelés ainsi qu'une série taxe et des vignettes pour lettres chargées et recommandées.
Timbres de la troisième série du Coutani. Les deux timbres de gauche sont issus de la série courante (8 valeurs différentes, de 1 centime à 1 bengali). Le timbre de droite est issu de la série de timbres-taxe (4 valeurs différents, de 5 centimes à 1 bengali). La série est complétée par 1 timbre pour lettres chargées et 1 timbre pour lettres recommandées.
Cette troisième série n'eut, en dépit de son bel (?) aspect typographique, aucun succès dans les milieux philatéliques et fut accueillie par une morne indifférence qui la fit rapidement sombrer dans le néant.
Une quatrième série fut encore éditée en 1893.
Timbre de la 4e série du Counani. Etoile dans un écusson entouré de lauriers. Légende “COUNANI - TRESOR - POSTES” et chiffres de la valeur. Il existe 5 valeurs différentes de ce timbre (5 c. vert, 10 c. rouge, 25 c. bleu, 50 c. violet et 1 f. jaune orange). Le timbre à 1 franc existe également avec surcharge S.O., afin d’être utilisé comme timbre de service (S.O. signifiant vraisemblablement Service Officiel). Les timbres à 50 c. et à 1 fr. existent également surchargés C.P. (avec nouvelle valeur à 5 fr. sur le 1 fr.), la surcharge C.P. signifiant Colis Postaux.
Timbres de la 4e série du Counani. Timbre consulaire : grand format non dentelé. Etoile surmontant le chiffre de la valeur dans un cadre contenant la légende “ETAT LIBRE DU COUNANI - TIMBRE CONSULAIRE" (répété deux fois)”. Etoile dans chaque angle.
Signalons, enfin, un timbre non dentelé mesurant 25 x 39 mm, portant une étoile avec le chiffre de la valeur au centre et la légende « Timbre-Etat libre de Counani » dont nous ne connaissons qu'une seule valeur. Il existe aussi des vignettes non dentelées aux « armes » de Counani.
Timbre à 60 c. rouge, vraisemblablement d’usage fiscal.
Adolphe Brézet se faisait alors volontiers photographier dans sa tenue officielle : coiffé d'un large béret, sabre au côté, et ruban de l'ordre du Croissant Rouge, à travers la poitrine, il avait vraiment belle allure avec toutes les décorations parsemées sur sa tunique. Un notable bourgeois de Lille accepta alors la dignité d'amiral counanien et se trouva ainsi mêlé au grand scandale dans lequel finit cette escroquerie de grand style où furent compromises bien d'autres personnes des plus honorables.
Seules de nos jours les quelques vignettes décrites ci-dessus rappellent le souvenir de cette retentissante affaire. Elles sont les derniers témoins d'une aventure qui aurait pu avoir des suites beaucoup plus sérieuses si elle avait été menée par d'autres hommes que ces ridicules fantoches que furent Jules Gros et Adolphe Brezet.
Georges Chapier.
Texte publié dans son ouvrage de référence : Les timbres de fantaisie et non officiels, éditions de L’Echangiste universel”
Counani : des timbres pour une république qui n’a jamais existé
Nous vous avons proposé, dans notre newsletter précédente, un article de Georges Chapier, consacré à la petite poste de Lyon. Mais si Georges Chapier est surtout connu, c’est pour l’immense travail qu’il a accompli afin de retracer l’origine des timbres de fantaisie et non officiels qui ont proliféré aux XIXᵉ et XXᵉ siècles. À cette époque, il n’était pas rare que des escrocs, plus ou moins habiles, émettent des timbres au nom de pays imaginaires, les vendant à des philatélistes en quête de raretés, jusqu’à ce que la supercherie soit découverte. Ces timbres méritent notre attention non seulement parce qu’ils continuent à déconcerter les philatélistes débutants, incapables de les retrouver dans les catalogues, mais aussi parce qu’ils cachent parfois des personnages hauts en couleur et des récits qui se rattachent avec la grande histoire. C’est le cas des timbres que nous vous invitons à découvrir cette semaine : ceux du territoire de Counani, situé en Guyane, et longtemps disputé entre le Brésil et la France.
“L'affaire de Counani était bien propre à donner lieu à des émissions fantaisistes car elle offrait pour cela un terrain des plus propices.
Cette région resta en effet à l’état indivis entre la France et le Brésil pendant 59 ans (de 1841 à 1900)., chacun des deux pays prétendant voir des droits sur lui aussi indiscutables qu’absolus. Les prétentions de la France n'étaient, certes, pas dénuées de bases solides car on relève dès 1605 l’octroi, par le roi Henri IV au chevalier de la Touche, du titre de lieutenant général du Roi depuis l’Amazone jusqu’à la Trinité. Après une éclipse au profit de l’Espagne, la France s’installa à Cayenne en 1664. Par le traité d’Utrecht, signé en 1713, elle renonça à tous les territoires situés entre l’Amazone et l’Oyapock, mais conserva ceux placés au nord de ce dernier fleuve. En 1777, un fort fut construit à Counani par les Français qui s’établirent également à Macani.
Pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire, les Portugais occupèrent toute la région des Guyanes et s'y installèrent. Le traité de Paris rendit à la France ses droits sur la région mais il omit de fixer avec exactitude les limites séparant les possessions françaises de celles du Portugal, ce dont découla le litige qui nous intéresse. Le traité d'Utrecht, auquel on se rapporta alors, ne s'avéra pas plus précis, ses termes ne définissant pas clairement le fleuve Oyapock qui se confondait avec l'Araguary, si bien que le territoire de Counani se vit réclamé par deux compétiteurs différents et fut finalement neutralisé le 5 juillet 1841 tandis que des négociations étaient entreprises entre la France et le Brésil, L’accord n'ayant pu se faire entre les deux républiques, le litige fut en fin de compte, soumis à la Suisse, qui après mûres réflexions, attribua le territoire contesté au Brésil. Ce dernier ne faisait d'ailleurs pas une acquisition bien brillante, cette région, presque aussi grande que la France, ne comptant qu'une population très clairsemée et ne possédant que peu de richesses naturelles.
Avant la décision helvétique deux tentatives d'un caractère héroï-comique avaient êté faites dans le but de créer une république indépendante de Counani, par deux ambitieux auxquels il ne manqua qu'un peu plus de génie et de sens, pratique pour réussir. Ces tentatives finirent d'ailleurs fort piteusement et n'ont guère laissé comme traces dans l'histoire que quelques timbres fantaisistes conservés comme souvenir par les amateurs de choses curieuses.
Carte du territoire revendiqué par la “République de Counani”.
Le premier de ces épisodes se place en 1887. C'est alors, en effet, qu'un romancier-chansonnier, Jules Gros, conçut le projet grandiose de fonder une république de la Guyane indépendante afin d'en faire don à la France. Il se mit en relations avec deux voyageurs qui avaient exploré ces régions et s'embarqua pour Counani. Arrivé « à pied d'œuvre » il entreprit des négociations avec les chefs locaux et se fit reconnaître par eux président d'un Etat libre qu'il fonda avec leur approbation. De retour en France il s'imagina très sérieusement qu'il était devenu chef de gouvernement; il se mit à légiférer, se fit appeler « Président de la République de la Guyane Indépendante », institua un conseil des ministres, créa une décoration : « l'ordre de Counani », nomma des fonctionnaires, émit, enfin, un timbre-poste dont il annonça la parution dans son Journal Officiel.
Jules Gros, premier président auto-proclamé de la “République de Counani'“.
Cette vignette était de gravure fort médiocre. Elle était ornée d’une étoile et portait la légende : Rep de Counani Postes Liberté. L’indication de valeur 25 c. était, par une étrange bizarrerie, imprimée à l'envers :
Le tout premier timbre de la “République du Counani”.
Le journal L'Ami des Timbres parlait de cette émission dans les termes suivants :
« En cataloguant ces timbres nous disions que l'authenticité nous en paraissait douteuse, mais nous avons reçu depuis la visite d'un officier français qui a séjourné dans ce pays et qui nous a affirmé s'être servi de ces timbres qui ont parfaitement affranchi sa correspondance partout où il a écrit et sans la moindre surtaxe, ils ont donc bien servi. »
Roussin, lorsqu'il signait ces lignes ignorait évidemment la valeur relative du mot partout qui désignait en l'espèce une vingtaine de villages habités par des naturels du pays qui ne devaient pas écrire bien souvent. Tout porte donc à croire que le rédacteur de L'Ami des Timbres s'était laissé largement abuser.
L'aventure se termina assez mal : Le Brésil s'étant plaint au gouvernement français, celui-ci intima au « président » l'ordre d'avoir à cesser ses agissements. Jules Gros tenta alors, sans succès, de céder une partie du territoire de Counani à l'Angleterre et s'embarqua à destination de son « Etat » mais il fut arrêté à Georgetown et réembarqué pour l'Europe par le gouverneur anglais. Ainsi finit cette affaire, qui fut close le 11 septembre 1877 par une note insérée au Journal Officiel (le vrai celui-là) mettant fin à l'existence pseudolégale de cette république d'opérette.
Cinq ans après en 1892, on apprenait tout à coup qu'un nouveau « président » revendiquait la succession de Jules Gros, décédé l'année d'avant. C'était M. Adolphe Brezet, originaire du Brésil et ancien caporal d'infanterie de marine, qui annonça son avènement à toutes les cours et chancelleries d'Europe le 5 octobre 1892 en faisant connaître que la république de Counani s'était donné une constitution. Cette notification était accompagnée de nombreux documents géographiques, historiques et économiques.
Cet article vous a intéressé ? Faites-le connaître à d’autres philatélistes !
Le Chef de ce lointain Etat accordait volontiers de nombreux interviews aux représentants de la presse se faisant appeller « Vana Assu », « l’homme grand » et se prétendant élu pour dix ans. Voici un échantillon de ses déclarations :
« La Counanie a une superficie de 625.000 kilomètres carrés¹ et compte plus de 300.000 habitants² ; notre territoire est plus grand que la France et les richesses en sont incalculables. Je ne touche aucune indemnité présidentielle. Nos 53 secrétaires, nos 53 députes, nos 11 sous-secrétaires d'Etat, n’émargent au budget que pour 150 francs à titre de frais de déplacements. Nous avons une armée de 2.500 hommes, mais nous n'avons que 500 fusils ; encore les avons-nous pris aux Brésiliens. »
Un service postal fut créé et son organisation definie dans une circulaire signée du « secrétaire des Postes et Télégraphes ». Voici la reproduction de ce document :
« Le Conseiller d'Etat, secrétaire des Postes et Télégraphes, informe les services intéressés que l'Etat libre procède à la réorganisation de son service postal, tant à l'intérieur qu'aux relations de ses bureaux avec les pays étrangers. Tout sera réorganisé et mis en vigueur à partir du 1er janvier prochain.
Les tarifs appliqués seront ceux de l'Union Postale Universelle.
Nous avons donné des ordres aux bureaux de poste de Counani de ne pas délivrer de mandats-poste tant que le service des envois recommandés ne sera pas assuré.
Le service des postes de Counani traitera les correspondances étrangères sur la base de réciprocité.
Les télégrammes doivent être envoyés par Cayenne.
Une ligne de bateaux à vapeur permet de rapides communications entre l'Europe et l'Etat libre de Counani, en relation avec la Guyane Française, Hollandaise et Anglaise et les au-tres Etats de l'Amérique et des Antilles.”
Une société anonyme au capital de 2 millions fut fondée, un de ses premiers actes fut d'émettre une série de timbres-poste, le suivant fut de créer une décoration, l'ordre du « Croissant rouge » dont Brezet était le grand dignitaire.
Il y eut deux émissions de vignettes, la première se fit au type de 1887, en format supérieur et avec la valeur modifiée 5 c. au lieu de 25 c. Les chiffres furent, cette fois, à l’endroit. L’impression se fit en noir sur papier de couleur. Il y eut 7 teintes différents correspondant aux divers districts postaux. Ces timbres furent non dentelés et existent en paires tête-bêche. (…)
Un nouveau type fut gravé peu après et tiré sur papier glacé, le millésime « 1893 » fut ajouté sous le mot « Liberté » et les couleurs furent changées, la valeur reste toujours fixée à 5 centimes.
Les timbres de la deuxième émission du Counani, avec le millésime “1893”. Ces timbres, comme les précédents, existent en 7 couleurs différents correspondant chacune à un district postal : magenta (Calchipour), jaune (Carsevenne), bleu (Couripi), vert (Lagune), orange (Ste-Marie), bleu pâle (Ouassa), blanc (Rocawa). On remarque dans cette nomenclature l’absence du Counani, fait pour le moins étonnant, car il semble que la capitale de cette république devait être la première à posséder ses figurines.
Ces timbres ne péchaient, certes, guère par un excès d'élégance et leur placement difficile y fut attribué. Aussi, le « gouvernement de Counani » décida-t-il de faire une émission qui soit digne de son importance. Le « secrétaire des Postes et Télégraphes » fit donc exécuter une nouvelle série typographique dont l'impression fut beaucoup plus fine, quoique le dessin soit toujours aussi insignifiant. Ces timbres furent dentelés ainsi qu'une série taxe et des vignettes pour lettres chargées et recommandées.
Timbres de la troisième série du Coutani. Les deux timbres de gauche sont issus de la série courante (8 valeurs différentes, de 1 centime à 1 bengali). Le timbre de droite est issu de la série de timbres-taxe (4 valeurs différents, de 5 centimes à 1 bengali). La série est complétée par 1 timbre pour lettres chargées et 1 timbre pour lettres recommandées.
Cette troisième série n'eut, en dépit de son bel (?) aspect typographique, aucun succès dans les milieux philatéliques et fut accueillie par une morne indifférence qui la fit rapidement sombrer dans le néant.
Une quatrième série fut encore éditée en 1893.
Timbre de la 4e série du Counani. Etoile dans un écusson entouré de lauriers. Légende “COUNANI - TRESOR - POSTES” et chiffres de la valeur. Il existe 5 valeurs différentes de ce timbre (5 c. vert, 10 c. rouge, 25 c. bleu, 50 c. violet et 1 f. jaune orange). Le timbre à 1 franc existe également avec surcharge S.O., afin d’être utilisé comme timbre de service (S.O. signifiant vraisemblablement Service Officiel). Les timbres à 50 c. et à 1 fr. existent également surchargés C.P. (avec nouvelle valeur à 5 fr. sur le 1 fr.), la surcharge C.P. signifiant Colis Postaux.
Timbres de la 4e série du Counani. Timbre consulaire : grand format non dentelé. Etoile surmontant le chiffre de la valeur dans un cadre contenant la légende “ETAT LIBRE DU COUNANI - TIMBRE CONSULAIRE" (répété deux fois)”. Etoile dans chaque angle.
Signalons, enfin, un timbre non dentelé mesurant 25 x 39 mm, portant une étoile avec le chiffre de la valeur au centre et la légende « Timbre-Etat libre de Counani » dont nous ne connaissons qu'une seule valeur. Il existe aussi des vignettes non dentelées aux « armes » de Counani.
Timbre à 60 c. rouge, vraisemblablement d’usage fiscal.
Adolphe Brézet se faisait alors volontiers photographier dans sa tenue officielle : coiffé d'un large béret, sabre au côté, et ruban de l'ordre du Croissant Rouge, à travers la poitrine, il avait vraiment belle allure avec toutes les décorations parsemées sur sa tunique. Un notable bourgeois de Lille accepta alors la dignité d'amiral counanien et se trouva ainsi mêlé au grand scandale dans lequel finit cette escroquerie de grand style où furent compromises bien d'autres personnes des plus honorables.
Seules de nos jours les quelques vignettes décrites ci-dessus rappellent le souvenir de cette retentissante affaire. Elles sont les derniers témoins d'une aventure qui aurait pu avoir des suites beaucoup plus sérieuses si elle avait été menée par d'autres hommes que ces ridicules fantoches que furent Jules Gros et Adolphe Brezet.
Georges Chapier.
Texte publié dans son ouvrage de référence : Les timbres de fantaisie et non officiels, éditions de L’Echangiste universel”